Édito - La bamboche, c’est pas pour tout de suite

lundi 18 janvier 2021
par  Sud éducation 66

Christopher Pereira

L’humeur est morose en ce moment en salle des professeurs. Enfin, en ce moment… Ça fait déjà plusieurs semaines qu’un certain abattement pèse sur l’ensemble des personnels. Il serait trop facile d’en faire porter la responsabilité à l’unique crise sanitaire qui nous épuise tous. Le mal-être était déjà présent bien avant cela et ce ne sont pas les raisons qui manquent pour l’expliquer.
En effet, la rentrée scolaire de novembre s’est déroulée de façon indigne. Encore sous le choc de l’assassinat de notre collègue Samuel Paty le 16 octobre 2020, voilà que son hommage s’est réduit à peau de chagrin. Que valent les hommages et les beaux discours s’ils ne se traduisent pas dans les faits ? Deux jours avant la reprise, la communauté éducative apprenait que la banalisation du lundi matin, qui aurait permis aux collègues de se retrouver, d’échanger, de partager avant de retrouver les élèves, était annulée et remplacée par la seule minute de silence et la lecture d’un texte de Jean Jaurès sans aucun sens la plupart de nos élèves. Heureusement, certains chefs d’établissement ont choisi de maintenir l’organisation pré-établie de la matinée. Dans ces cas-là, il fut manifeste que ce temps de parole commune était essentiel même si, parfois, nous avons eu droit au discours officiel de soutien des IPR et autres représentants des instances académiques. Concrètement furent évoqués les numéros d’urgence, les procédures d’alerte, l’intransigeance de l’institution face à la montée de la radicalisation, le soutien indéfectible de la hiérarchie pour ses personnels, les ressources pédagogiques disponibles… Pour reprendre les mots de l’historien Frédéric Sallée dans une des analyses les plus pertinentes publiées à ce sujet, « quand on nous attaque au couteau de boucher, on se défend avec des fiches Eduscol1 ». Que reste-t-il de tout cela plus d’un mois après les faits ? Une annonce sur Pôle Emploi pour le recrutement d’un professeur d’histoire-géographie au collège de Conflans-Sainte-Honorine, le collège de Samuel Paty2. Ça et des enfants de CM2 accusés d’apologie du terrorisme passant des journées entières en retenue judiciaire. Faut-il encore rappeler que « l’enfance ne relève pas de la suspicion mais de la protection3 » ? C’est glauque.
Au-delà de la symbolique écœurante d’une telle annonce, celle-ci révèle la question cruciale de la pénurie d’enseignants, TZR et contractuels dans l’Éducation nationale. La baisse du nombre de candidatures aux concours de l’enseignement est flagrante. D’ailleurs, on ne peut s’en étonner. Les professeurs en France sont moins bien payés en moyenne que leurs collègues de l’OCDE. Comme si cela ne suffisait pas, ces mêmes professeurs sont moins bien payés que d’autres salariés ayant le même niveau d’études. À cela s’ajoutent des conditions de travail dégradées et un prestige du statut qui a disparu depuis longtemps. Non, le métier de professeur ne fait pas rêver. Le ministre le sait et fait de la revalorisation salariale la pierre angulaire de son Grenelle de l’Éducation avec 400 millions d’euros mis sur la table. Mais peut-on vraiment parler de revalorisation salariale ? Rappelons-le, une prime n’est pas du salaire d’autant plus quand celle-ci ne concerne que 30 % des enseignants en dédaignant ceux qui ont plus de 15 ans d’ancienneté. De fait, avec le gel du point d’indice cette prime ne compensera même pas la perte de pouvoir d’achat due à l’inflation. Les faits sont têtus : au début des années 80, un jeune enseignant touchait deux fois le Smic contre 1,3 fois de nos jours. Comme le souligne Philippe Watrelot, « si un enseignant à l’échelon 5 n’avait pas changé d’échelon entre-temps, il lui faudrait 234 € [nets] de plus par mois rien que pour rattraper l’inflation depuis 20104 ». Il n’y a donc aucun crédit à donner aux initiatives du ministre de l’Éducation nationale d’autant plus que la méfiance est de mise. En effet, Blanquer est loin d’abandonner son idée de conditionner ses augmentations au « mérite » des enseignants… Comprenez par là des contreparties sur le temps de travail, les congés scolaires et le numérique.
Les enseignants ont finalement bon dos alors que pendant tout ce temps le ministre se retrouve empêtré dans le scandale du financement d’Avenir lycéen. Le 8 novembre Mediapart5 révélait que ce syndicat créé de toute pièce pour promouvoir la politique de Blanquer s’est vu octroyer des financements sans aucune vérification de leur utilisation. À titre d’exemple, 40 000 € ont été alloués à un congrès qui ne s’est jamais tenu, sans compter les nombreux frais de bouche dans des restaurants étoilés… Que voulez-vous, il faut croire que les militants d’Avenir lycéen n’ont pas les mêmes valeurs que ceux des autres syndicats lycéens ! L’excellente enquête de Libération qui consacrait sa une du 21 novembre 2020 au « Daron noir » montre bien l’instrumentalisa-tion des lycéens et l’implication scandaleuse des plus hautes sphères de l’institution, le tout avec de l’argent public et à des fins politiques pour faire accepter une réforme du lycée catastro-phique empirée par la crise sanitaire. N’oublions pas, d’ailleurs, les plus précaires d’entre nous à l’égard desquels le mépris du ministère est sans vergogne. Ainsi les AED sont-ils depuis le début de cette crise en première ligne dans les établissements avec une exposition particulière aux risques. Ils doivent gérer dans l’urgence des situations difficiles en faisant face à un manque flagrant d’effectifs. Essentiels pour le bon fonctionnement des établissements, l’absence de reconnaissance à leur égard est indécente : sous-payé·e·s, sans formation, soumis aux excès de zèle de la hiérarchie… Rien d’étonnant non plus à ce que les mobilisations des assistant·e·s d’éducation, entre celle du 10 novembre et celle du 1er décembre, se multiplient. Dans cette même optique, il nous paraît essentiel d’augmenter les postes d’AED dans les établissements tout en leur donnant enfin droit à la prime REP/REP+ pour ceux qui y exercent.
Entre le mépris total fait à la mémoire de Samuel Paty, l’organisation d’un Grenelle de l’Éducation fantoche et un détournement d’argent public à des fins de propagande, le ministre de l’Éducation nationale touche le fond. À ce stade, la question de sa démission doit être posée. Pour cela et pour l’ensemble de son œuvre. Ce serait l’occasion, enfin, de refaire un peu la bamboche.


1. Sallée Frédéric, L’Hommage expéditif à Samuel Paty demandé aux enseignants n’est pas digne de l’école, www.huffpost.fr, 2 novembre 2020, consulté le 29 novembre 2020.
2. https://candidat.pole-emploi.fr/offres/recherche/detail/107WHPK, mise à jour du 29 novembre 2020, consulté à 11 heures. L’annonce a été retirée quelques heures après. Une communication sur Twitter a été publiée dans la foulée pour s’excuser d’une annonce maladroite et inappropriée. Il est précisé que deux titulaires, expérimentés et volontaires, ont été nommés sur le poste de Samuel Paty dès la rentrée. Voir article p. 7 du présent journal..
3. « Il faut protéger les enfants musulmans comme les autres », Tribune d’un collectif de 38 personnalités juives, www.nouvelobs.com, consulté le 29 novembre 2020.
4. Watrelot Philippe, Rémunération des enseignants : « revalorisation » ou clopinettes ?, https//philippe-watrelot.blogspot.com, 28 novembre 2020, consulté le 29 novembre 2020.
5. Rouget Antton, "Le syndicat lycéen chouchou de Blanquer dilapide l’argent du ministère", www.mediapart.fr, 8 novembre 2020, consulté le 29 novembre 2020.