« Énergie jeunes », une association reconnue d’utilité… pour le patronat !

lundi 17 décembre 2018
par  Sud éducation 66

Christopher Pereira

Il est neuf heures du matin dans cette classe de cinquième banale d’un collège REP+. Les élèves sont assis en demi-cercle et ne comprennent pas très bien ce qui se passe. Il faut dire qu’on n’a pas non plus vraiment demandé son avis au professeur. La veille, il a été prévenu qu’une association, « Énergie Jeunes », allait intervenir dans son heure de cours. Le but de cette association ? « Apporter un appui efficace pour motiver et remotiver les élèves [1] ». Mais les motiver à quoi ? Et qui sont-ils ?

Quand on veut, on peut… ou la culpabilisation de l’élève
Deux retraités, anciens chefs d’entreprise, s’activent autour de l’ordinateur. Les élèves, calmes, montrent de la bonne volonté. Soudain, la vidéo se lance. Une voix masculine, à la CNN, égraine des mots sur une succession d’images sans qu’on ne saisisse très bien de quoi il en retourne. De temps en temps, on demande aux élèves de donner leur avis avec des cartons de couleur. Puis vient l’histoire de Patrick censée motiver les élèves.
Patrick Bourdet a eu une enfance très difficile, « avec trois adultes alcooliques et très violents, dans une cabane sans eau ni électricité, perdue en pleine forêt [2] ». Autrement dit, petit jeune de REP+, de quoi te plains-tu ? Il y a bien pire que toi ! « Patrick a acquis, grâce au football, un mental de battant ». Tu vois, toi aussi, tu joues au football, tu as un point commun. Et n’oublie pas, dans la vie, il faut se battre, car le plus fort gagne et tant pis pour ceux qui restent sur la touche ! « Patrick a poursuivi ses études et exerce aujourd’hui un métier qui le passionne. Son travail de lutte contre le cancer lui a même valu de recevoir une distinction de l’ancien président américain Bill Clinton ». Donc tu vois, si tu le veux vraiment, juste par tes propres moyens, tu peux même devenir riche et rencontrer le président des States… Ça te fait pas rêver, ça ? La morale de cette histoire ? « Tout le monde a sa chance, même quand on fait face à de grandes difficultés [3] ».
L’idéologie prônée par ce genre de propos pose problème à plusieurs égards. Tout d’abord, elle fait porter tout le poids de son avenir à l’enfant qui, rappelons-le, n’a qu’une douzaine d’années. Le rendant seul responsable de sa réussite, il devient également seul coupable de ses échecs. Outre la culpabilisation terrible que cela peut impliquer d’un point de vue psychologique, cette vision exclut toute analyse politique et critique de la société. Quel est le rôle de la société dans la reproduction des inégalités ? Quid des apports de Bourdieu et de l’influence des capitaux culturels, familiaux, économiques, dans la réussite des élèves ? Mais aussi, dans un second temps, quele est la vision de la réussite véhiculée par Énergie Jeunes, celle d’une réussite personnelle qui ne passe que par la réussite professionnelle ?

Développer la culture d’entreprise… ou le Medef à l’école
L’association Énergie Jeunes a été créée en 2009 par le cabinet de conseil en management et formation en entreprise Korda & Partners. Philippe Korda est avant tout un homme d’affaires. En ce sens, il sait manier la novlangue entrepreneuriale chère à l’idéologie capitaliste néolibérale dominante. Ainsi ne faut-il pas lire « Former des citoyens sans esprit critique pour les rendre malléables à toute exploitation économique » mais « développer chez chaque élève des habitudes simples d’autodiscipline [4] ». Ou encore, ce n’est pas « privatiser, petit-à-petit, l’école » mais « en complément du travail de fond mené au quotidien par les enseignants, des interventions externes courtes peuvent avoir un impact durable [5] ». Et pour enrober ces objectifs d’une pseudo-bienveillance éducative, l’association intervient gratuitement dans les établissements… Mais alors, d’où proviennent les financements ?
La plaquette distribuée par Énergie Jeunes demeure discrète sur ses investisseurs. On retrouve, pêle-mêle, des particuliers, des « donations de fondations et d’entreprises citoyennes publiques, privées et mutualistes », la taxe d’apprentissage et des « financements publics ». Or, de quelle gratuité parlons-nous, si ces investissements publics proviennent de l’argent public, c’est-à-dire des impôts payés par les citoyens ? D’autant plus que les donations privées permettent aux entreprises de défiscaliser une partie de leurs revenus. C’est un message clair du Medef : « Citoyens, nous utilisons votre argent pour payer moins d’impôts et, en plus, on vient formater vos enfants à l’esprit d’entreprise ». Car c’est bien le Medef qui investit ainsi dans nos écoles puisque nous retrouvons, en soutien à Énergie Jeunes, des entreprises comme EDF, L’Oréal, Nestlé, Orange, Groupe Renault, Veolia, BNP Paribas [6].
Dernier aspect du fonctionnement de l’association : ses volontaires qui viennent directement intervenir dans nos classes. Qui sont-ils ? Là encore, une nébuleuse d’individus dispense le message d’Énergie Jeunes, d’une part des « bénévoles, retraités ou travailleurs indépendants » mais également des salariés d’entreprises [7] ». Nous apprenons d’ailleurs que ces derniers interviennent en tant que détachés ou actifs sur leur temps de travail. On retrouve aussi des Volontaires en Service Civique, autrement dit des jeunes de moins de 25 ans clairement sous-payés. Ce sont ces trois types de personnes qui interviennent sur le terrain avec les élèves. Se pose alors la question de leur légitimité. En effet, si l’association se targue de s’appuyer sur des études en sciences de l’éducation, en sociologie, en sciences cognitives [8], les véritables professionnels, expérimentés et formés, avec une vraie connaissance du terrain, ce sont avant tout les professeurs.

Moins d’État, plus de privé… une école au service de l’économie
Ce qui peut sembler paradoxal, c’est le large soutien du gouvernement à l’intrusion de l’entreprise dans l’école. Retenons ces propos de Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, le 2 octobre 2014 à la Troisième convention Énergie Jeunes : « Vous arrivez à convaincre les élèves qu’il est possible de faire prévaloir la détermination personnelle sur le déterminisme social. Ça résume tout : c’est notre sujet, c’est notre enjeu, c’est notre défi en France, dans notre école républicaine [9] ». Quelle façon sournoise de la part de nos politiques de se déresponsabiliser face à leur manque d’action pour lutter contre ce déterminisme social qui impacte tant l’école française [10] !
Enfin, une question se pose : sommes-nous prêts, nous, professeurs de l’Éducation nationale, à nous laisser évincer par les intérêts économiques des entreprises ? Car c’est là tout le sens de leur démarche. Ce qui se cache en filigrane derrière leurs interventions, c’est une critique profonde de l’école unique, mixte, qui lutte avec bien peu de moyens contre les inégalités sociales. En recourant de plus en plus à des fondations, l’État se désengage de l’action publique d’éducation pour la laisser aux mains du privé. C’est un regard accusateur et méprisant de l’État pour le travail des professeurs, taxés de réfractaires à l’innovation et dont les méthodes pédagogiques sont souvent jugées obsolètes. Or, si les professeurs ne servent à rien, autant s’en passer. Après tout, ces derniers coûtent bien trop cher à une époque où l’État veut faire des économies sur le service public. C’est également un grave manquement à la neutralité de l’école qui ne doit pas l’être uniquement à l’égard des religions mais aussi du monde économique [11].
L’idéologie ainsi véhiculée par Énergie Jeunes est celle de l’individualisme, de la compétition, du mérite. C’est celle où la vision de la réussite ne passe que par la profession que l’on exerce. Ce sont les mêmes valeurs prônées par le président Macron et son gouvernement pour un projet de société qui est le leur, soit un projet de société au service des plus riches. Pour une autre société, plus équitable, il est impératif de développer une école de l’entraide, de la solidarité, une école où l’émancipation et la réussite ne passent pas uniquement par le travail mais également par le savoir et la culture. Et dans ce projet-là, Énergie Jeunes n’a pas sa place au sein de nos écoles.


[1http://eduscol.education.fr/cid76883/energies-jeunes.html (consulté le 5 décembre 2018).

[2Extrait du diaporama projeté par Énergie Jeunes pour les classes de 5e, disponible à la page 14 du support pédagogique distribué aux enseignants pour l’année 2018-2019.

[3ibid

[4Éditorial de Philippe Korda dans le support pédagogique Enseignant d’Énergie Jeunes pour l’année 2018-2019.

[5ibid

[6https://energiejeunes.fr/nos-partenaires/ (consulté le 5 décembre 2018).

[7Extrait du support pédagogique destiné aux enseignants pour l’année 2018-2019, p. 34.

[8cf. Support pédagogique Enseignant 2018-2019, p. 5.

[9Cité dans Langlois Pascal, « Énergie jeunes, la pédagogie externalisée », in L’école en Marché, N’autre école – Q2C, n°8, pp. 60-61, printemps 2018.

[10Étude PISA 2013, dont les conclusions ont été présentées par Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, en conseil des ministres, le 4 décembre 2013 et dont le communiqué est disponible au lien suivant :
http://www.education.gouv.fr/cid75515/communication-en-conseil-des-ministres-les-resultats-de-l-enquete-pisa.html (consulté le 5 décembre 2018).

[11« Énergie Jeunes : pourquoi nous refusons de participer à cette opération », SUD Éducation 13, 2 octobre 2015.
http://www.sudeduc13.ouvaton.org/spip.php?article1091 (consulté le 5 décembre 2018).