Pap Ndiaye ministre, la fin du blanquérisme ?

lundi 20 juin 2022
par  Sud éducation 66

Grégory Chambat

Cet entretien a été mené par Marion Scolaire, enseignante dans le 93, et publié par le site Révolution Permanente le mardi 24 mai 2022. Nous retranscrivons ici la majeure partie de cet entretien. Pour information, Grégory Chambat est enseignant en collège et co-animateur de la revue Questions de classe(s), auteur de plusieurs ouvrages critiques sur l’école.

Le nouveau ministre de l’éducation vient d’être annoncé tournant la page de 5 ans de Blanquerisme. Comment comprends-tu ce choix du gouvernement Macron ?
[…] Assurément, la nomination de Pap Ndiaye constitue une surprise, mais finalement une surprise logique. Macron avait deux possibilités : nommer un nouveau ministre dans la lignée de Blanquer, tout aussi brutal |...] ou bien placer une personnalité moins clivante pour tourner la page Blanquer. La première option était politiquement assez suicidaire puisque la fin de règne de Blanquer a démontré que nous étions arrivé·e·s au bout d’un cycle. Le choix de ce nouveau ministre est donc habile. Pap Ndiaye est l’un des initiateurs des Black Studies en France, il a dénoncé un racisme systémique et les violences policières. Mais, pourra-t-il mettre en cohérence ses déclarations d’hier et ses actes de ministre – par exemple en amnistiant les réprimé·e·s de l’Éducation nationale et en dégageant le DASEN du 93 responsable de la mutation d’office de nos camarades de l’école Pasteur ?
Si, idéologiquement, il apparaît comme progressiste, socialement c’est déjà moins évident. En témoigne la gestion de la Cité de l’Immigration sous la direction du nouveau locataire de la rue de Grenelle. L’entreprise de nettoyage Challancin s’y est distinguée par une politique d’exploitation digne d’un autre âge (précarité, cadences inhumaines, répression, etc.) dénoncée par le syndicat CNT-SO et la CGT. […] Interpellé sur cette question, Pap Ndiaye a répondu à la CGT « ça ne nous regarde pas »… […] Tout cela ne laisse donc rien présager de bon…
Enfin, l’insistance du nouveau promu sur la méritocratie républicaine dont il aurait été bénéficiaire [...] interroge aussi sur le discours qui sera tenu dans les mois à venir.
Un autre élément est, me semble-t-il, à souligner, c’est la réaction outragée de l’extrême droite suite à l’annonce de cette nomination. Cela nous dit combien Blanquer avait su se faire apprécier de l’extrême droite mais également combien cette dernière est très sensible à la bataille culturelle au sein de l’éducation qu’elle pensait avoir emportée. [...]

Changement de ministre et changement de ton mais pas changement de programme, les chantiers qui s’annoncent continuent d’opérer un tournant d’une école publique libéralisée. Quel regard portes-tu là-dessus ?
[…] Macron entend faire de l’éducation une priorité de son nouveau quinquennat ! Son programme est à cet égard limpide : casse du statut des personnels enseignants avec quelques euros de primes en échange de nouvelles missions qui généraliseront la maltraitance institutionnelle et la souffrance au travail, renforcement de la hiérarchie, logique autoritaire et managériale, et surtout, renforcement du tri social avec l’instauration d’une sélection précoce (en 5e) et la disparition du collège unique. Sans mobilisation d’ampleur, il y a fort à parier que, d’ici cinq ans, l’école publique telle qu’on l’a connue aura disparu.

L’offensive de ces 5 dernières années a été double à la fois économique et idéologique. [...] Cette double offensive comment l’analyses-tu ?
Effectivement, c’est probablement ce mot d’idéologue qui caractérise le mieux Blanquer et ce en dépit du fait qu’il aime à se présenter comme un « pragmatique »... Avec lui, nous avons eu affaire à un libéralisme autoritaire - c’est-à-dire le néolibéralisme - telle qu’il a d’abord été expérimenté dans le Chili de Pinochet, puis en Angleterre et aux États-Unis, sous Thatcher et Reagan. Blanquer incarne cet héritage de la révolution conservatrice. Dans le champ de l’éducation, cela s’est traduit par une vision passéiste de l’école et de la pédagogie, habillée d’un vernis scientiste (avec l’instrumentalisation des neurosciences) et une posture « républicaine » autoritaire au service de la traque des « islamogauchistes » et autres « wokistes ». Il faut rappeler cette déclaration de Marine Le Pen, en décembre 2017 : « L’engouement suscité autour de M. Blanquer, que l’on peut même qualifier de “phénomène Blanquer”, constitue une victoire idéologique notable pour le Front National et une défaite cuisante des sociologues et des pédagogistes qui avaient pourtant méthodiquement pris possession de l’institution scolaire. »
La seule à tirer son épingle du jeu, c’est l’école privée qui a été particulièrement choyée (scolarisation obligatoire à 3 ans, aide à l’ouverture d’établissements dans les quartiers prioritaires, etc.). La question religieuse importe peu ici, ce qui est mis en avant c’est la dimension marchande et concurrentielle. Je pense par exemple au cas du réseau d’écoles Espérance banlieues, que Jean-Michel Blanquer a érigé, je cite, « en modèle de ce qu’il faudrait faire en termes de partenariat public-privé ». Ces écoles [...] sont perçues par beaucoup comme des terrains d’expérimentation […] : une école à la fois low cost, nationaliste et réactionnaire, conçue comme un appareil idéologique de marché, au service de la mise au pas de la population, en particulier des classes dominées. [...]

Les médias accordent une place prédominante à ceux que tu appelles dans ton dernier livre les « Réac-publicains » [...] Ces discours qui infusent sont bien loin de la réalité du terrain : est-ce qu’ils permettent non sans succès de dessiner et d’appuyer leur projet d’une école publique libérale, autoritaire et réactionnaire ?
Puisque tu parles de médias, c’est effectivement une des pistes qui permet de comprendre l’engouement pour Blanquer qui en a été le chouchou, en particulier pour les plus à droite d’entre eux (Causeur, Valeurs actuelles, etc.) mais pas seulement. Depuis une quarantaine d’années, l’école est devenue le champ d’une bataille idéologique visant à l’hégémonie culturelle de la pensée réactionnaire. [...]
Sur la déconnexion avec le terrain, ce qu’il faut comprendre c’est que Blanquer, et les réacpublicains en général, ne s’adressent pas aux personnels – sauf pour les insulter, bien sûr – mais aux familles, et même plus précisément aux grands-parents, qui ont souvent un rôle important dans l’éducation. C’est d’ailleurs chez les retraité·e·s que l’ex-ministre de l’éducation a conservé un socle de popularité. Pour mettre à bas l’école publique, il rassure en se présentant comme un conservateur, défenseur du bon sens, mais il sait aussi attiser la haine de l’autre et les divisions (sur l’islamo-gauchisme, le wokisme, mais également avec sa sortie sur l’allocation de rentrée qui servirait à acheter des écrans plats…). [...]

Les 5 dernières années sont également marquées par une répression aiguë des équipes engagées et combatives qui par ailleurs défendent pour beaucoup des pédagogies alternatives ou luttent contre la mise en place des réformes. […] Comment comprends-tu cette récente période ponctuée d’offensives et de répression ?
Là encore, c’est le cœur du projet réac-publicain : pour eux, l’ennemi ce n’est pas l’institution, déjà bien conservatrice et inégalitaire, mais celles et ceux – syndicalistes, pédagogues, historien·ne·s critiques, sociologues, etc. – qui, en son sein, entendent la critiquer et la transformer à travers leurs luttes et leurs pratiques pédagogiques. C’est bien le sens du fameux article 1 de la loi sur l’École de la confiance de Blanquer, qui veut museler toute parole critique. Dès lors, sont considéré·e·s comme subversives et subversifs toutes celles et tous ceux qui remettent en question l’institution et ses dysfonctionnements. Dès lors, est traquée, à l’Université, toute recherche qui interroge l’ordre établi et ses normes (de genre, de classe et de race). Dès lors, sont suspectes toutes les pratiques pédagogiques qui dévient du modèle défini et imposé d’en haut, tout comme doivent être écrasées les résistances au modèle managérial au sein de l’école publique.
Nos six camarades de Pasteur sont ainsi déplacé·e·s d’office (« dans l’intérêt du service »), après avoir été victimes d’une campagne de l’extrême droite, pour avoir eu l’audace de travailler collectivement et de manière collégiale au sein de leur établissement ! Leurs noms ont rejoint la liste noire des collègues de Melle, du collège République, de Clermont, de Bordeaux, de Nantes, d’Hélène Careil, etc. Cette répression, qui distille la peur chez les collègues et qui s’ajoute à une maltraitance institutionnelle généralisée, est une dimension que les militant·e·s ont à prendre aujourd’hui en compte et qui pèse sur les mobilisations…

Ces 5 dernières années ont heureusement été marquées par des poches de résistances face au bac Blanquer, à la réforme des retraites à la « gilets-jaunisation » d’un secteur des profs mais aussi à la révolte contre l’institution et à l’ouverture de la boîte de pandore du malaise dans l’éducation après le suicide de C. Renon. […] C’est aussi le réveil des plus précaires du secteur [AESH et AED] [...]. Est-ce que ces poches de résistance ne sont pas le signal qu’un combat d’ensemble du secteur est possible ? Est-ce du déjà-vu historiquement autant de batailles du personnel de l’éducation sous un même ministre ?
La grève du 13 janvier dernier, imposée par la base, a été une belle surprise, mais sans lendemain. Pendant cinq ans, Blanquer est parvenu à mettre en œuvre sa politique de casse du service public d’éducation sans rencontrer de véritable résistance. […] Il a dicté son agenda, détourné les regards des véritables enjeux à coups de polémiques et ne s’est fixé aucun tabou. Et nous n’avons, hélas, pu enrayer aucune de ses réformes…
Si l’on se place du point de vue du temps long, il faut remonter au ministère de Claude Allègre pour retrouver un tel niveau de mépris et de violence vis-à-vis des personnels. Mais il y avait alors eu un mouvement de fond pour s’opposer à sa politique, doublé d’une dynamique sociale (grève dans le 9-3, à Mantes, etc.). Les collègues sont aujourd’hui anesthésié·e·s, résigné·e·s. La loi Rilhac, instaurant un statut de maître-directeur dans les écoles, bien qu’étant rejetée par 85 % de la profession (selon un sondage) n’a donné lieu à aucune mobilisation… J’ai peur que le corps enseignant ait perdu de sa capacité de résistance. Mais, en revanche, ce que tu dis sur les personnels de Vie scolaire (AED) et sur les AESH est vrai. Ils, et elles surtout, sont en pointe, s’organisent et mènent une bataille inédite, mais sans le soutien actif de la majorité des enseignant·e·s. Ils et elles confirment pourtant que la grève demeure le seul outil efficace : la fermeture des vies scolaires paralyse le fonctionnement des établissements et les différentes journées d’action des AESH ont réussi à leur donner une visibilité et à exposer au grand jour le scandale de leur exploitation...

Dans tes livres Pédagogie et Révolution et l’École des barricades, tu cherches à constituer un patrimoine d’une « autre » école, [...] à démontrer que des modèles alternatifs sont possibles. Est-ce que finalement ce n’est pas cette absence de perspective d’un projet d’école et d’une société réellement émancipatrice qui manque aujourd’hui [...] ?
Les textes que tu cites ont effectivement pour objectif de transmettre l’histoire des résistances dans et hors de l’institution et de montrer l’actualité des combats syndicaux et pédagogiques. Ils entendent participer à cette bataille culturelle pour dire qu’il ne s’agit pas de défendre l’école publique pour ce qu’elle est mais pour ce que nous voudrions qu’elle soit. Ils évoquent un certain nombre de moments (la Commune de Paris, [...] la révolution espagnole de 36, [...]) qui montrent que la révolution est indissociable des questions éducatives et pédagogiques. [...] Nos pratiques pédagogiques ne sont jamais neutres, ce sont des choix politiques qui s’inscrivent dans une histoire et dans un projet de société construit collectivement – et pas seulement entre enseignant·e·s.
[…] Si nous voulons contribuer à un véritable mouvement social autour de l’école, avec l’ensemble des acteurs et actrices du monde éducatif, dont les parents, les élèves, les étudiant·e·s, il ne faut pas en rester à une posture défensive de l’existant mais tracer un chemin vers une école publique au service des dominé·e·s, une école de l’émancipation collective et sociale et non de « l’égalité des chances »… En 1936, Célestin et Élise Freinet appelaient à la constitution d’une « Front de l’enfance » avec l’ensemble des organisations syndicales ouvrières, des mouvements pédagogiques et des familles populaires. Il faudrait retrouver cette dynamique […].

Toi comme les membres de Questions de classe(s), N’Autre école ou l’Icem êtes signataires d’une tribune pour un troisième tour social et pédagogique qui appelle les profs à ne compter que sur eux-mêmes et à s’organiser pour s’affronter à la suite du menu libéral qui va avoir cours sur fond de crise économique et qui ne se fera pas sans résistance des travailleurs. Quels sont pour toi les impératifs pour faire front dans la période à venir ?
[…] L’idée, c’est de reprendre la main, de sortir de la résignation et de porter l’espoir qu’une autre éducation dans une autre société est possible. Dans l’entre-deux tours, alors que l’issue du scrutin n’était pas connue, nous voulions rappeler que nous ne voulions ni de l’école en marche ni de l’école au pas et poser un diagnostic sur l’état de l’école publique aujourd’hui. Pour inverser les logiques à l’œuvre, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. [...] Il est temps que le mouvement social se ressaisisse de la question pédagogique et renoue avec les fondements et les pratiques de l’éducation populaire. C’est une urgence face la menace fasciste mais aussi contre le programme néo-libéral qui est en train de façonner une école à sa botte […].
Nous devons donc, collectivement, poser les bases d’un horizon émancipateur, aussi bien sur le terrain, dans nos classes et nos établissements scolaires, que dans l’espace public. Pour cela, nous devons multiplier les lieux de rencontre, d’échange et de résistance, refaire collectif autour de perspectives sociales et égalitaires ambitieuses, sachant que ce n’est que par le rapport de force que nous pourrons les faire émerger.