E3C : Comment Blanquer détruit le bac

lundi 30 mars 2020
par  Sud éducation 66

Héléna Molin et Marc Anglaret

Les E3C (épreuves communes de contrôle continu), grande nouveauté du bac «  nouvelle formule  » concocté par J.-M. Blanquer, sont des épreuves que les élèves passent dans certaines matières aux deuxième et troisième trimestres de l’année de première, et au deuxième trimestre de la terminale. Elles représentent 30 % de la note finale du nouveau bac, les notes des bulletins scolaires 10 % et les épreuves terminales (qui constituent la quasi-totalité de la note dans le bac ancienne formule) 60 %. Les élèves de 1ère les inaugurent donc cette année.

Les arguments du ministre pour justifier la réforme du bac et les E3C
Lorsqu’on demande à J.-M. Blanquer de justifier l’introduction massive du contrôle continu1 dans le bac, il répond notamment :
—  que le bac avait perdu sa valeur symbolique. Et en quoi les E3C l’augmentent-ils ? Mystère… En réalité, les E3C vont faire baisser la valeur du bac pour les élèves des quartiers populaires.
—  qu’il est injuste pour les élèves d’être évalués uniquement sur quelques notes obtenues lors d’examens terminaux, auxquels on peut échouer en raison du stress notamment. Mais avec cette réforme, les élèves sont en évaluation permanente et la moindre note obtenue dans l’année compte pour le bac, y compris par exemple un zéro pour un devoir non rendu. Ce n’est pas stressant, ça ?

La fin du diplôme national du baccalauréat
La conséquence la plus grave de cette réforme du bac, c’est qu’elle signe la fin du baccalauréat comme examen national. Jusqu’ici, tou·te·s les élèves d’une même série passaient les épreuves le même jour, sur les mêmes sujets. Les conditions rigoureuses d’anonymat et de brassage des copies garantissaient une correction neutre, quelle que soit la «  cote  » de l’établissement d’origine des candidat·e·s. Une mention «  très bien  » dans une même série avait ainsi la même valeur, qu’elle soit obtenue par un·e élève d’Henri IV à Paris ou par un·e élève d’un lycée de quartier populaire, puisqu’ils ou elles avaient passé les mêmes épreuves. Les professeurs n’étaient en outre pas juges et parties, puisqu’ils ne savaient pas sur quels sujets leurs élèves allaient composer.
Tout cela est terminé : les professeurs décident, lycée par lycée, des sujets que traiteront leurs élèves. Ayant à cœur de les faire réussir, beaucoup seront tentés de leur donner un sujet proche de ceux qui ont déjà été traités. Certes, les professeurs ne corrigent théoriquement pas leurs propres élèves, mais les modalités du brassage sont floues et laissées à l’appréciation des établissements. Conséquence : le bac est en grande partie un «  bac maison  » rendant le choix du lycée d’autant plus déterminant pour les futur·e·s étudiant·e·s. On sait que les algorithmes de Parcoursup prennent déjà largement en compte le critère de la supposée hiérarchie des lycées. Mais le bac Blanquer entérine et accroît ce tri social.
Bien sûr, avec l’ancien bac, on était loin d’une situation idéale : la reproduction sociale s’est d’ailleurs aggravée au cours des dernières décennies, et l’école y joue malheureusement un rôle central2. Mais au moins l’ancien système permettait-il à quelques brillants élèves issus des quartiers populaires de faire des études prestigieuses, puisque leur bac avait la même valeur que celui des enfants des familles aisées. C’était encore trop «  égalitaire  », semble-t-il…

Les élèves en évaluation permanente
Les notes obtenues aux E3C comptent à hauteur de 30 % pour le bac ; elles ne peuvent donc pas compter une deuxième fois dans les bulletins. On assiste donc à une multiplication des évaluations au cours de l’année, au détriment des apprentissages. Ce n’était pas le cas dans l’ancien bac, dont les épreuves étaient regroupées après les cours, en fin d’année. Ajoutons à cela les nouveaux programmes, parfois complètement inadaptés par leur trop haut niveau d’exigence, comme en spécialité mathématiques, ou demandant un travail titanesque aux profs comme en français en première. On comprend pourquoi élèves et professeurs se sont mobilisés contre les E3C.

Des conditions d’examen inacceptables pour les élèves et les profs
À tout cela s’est ajouté une impréparation et un amateurisme inédits : des modalités d’évaluation connues bien après la rentrée, la banque nationale des sujets d’E3C livrée à peine une semaine avant les vacances de Noël, de nombreux sujets bâclés et comportant des erreurs…
Quant à la rémunération de la correction des copies, elle est d’autant plus scandaleusement faible (de l’ordre de 1,42 € par copie, voire moins !) que cette correction vient en surplus de la charge de travail habituelle.
De plus, en voulant faire passer sa réforme en force, J.-M. Blanquer a mis sous pression les équipes de direction des lycées, au point que, fait rarissime, le SNPDEN (Syndicat National des Personnels de Direction de l’Éducation Nationale – UNSA), majoritaire et pourtant peu enclin à la contestation, a fait part de son opposition aux E3C ! Quant au SNUPDEN (affilié à la FSU), il fait dans un communiqué les trois constats suivants : «  les conditions actuelles ne permettent pas l’équité de traitement des candidats ; des dysfonctionnements majeurs sont avérés ; les tensions dans les établissements mettent en danger, à différents niveaux, les élèves et les personnels.  ». Il demande donc la transformation des E3C en épreuves terminales.
Quelques exemples de dysfonctionnements et d’irrégularités lors de la première session des E3C :
Lycée Vaucanson à Tours : la proviseure a donné aux élèves le chapitre à réviser en histoire-géographie trois jours avant l’épreuve !
Lycée Buisson à Elbeuf : les élèves ont composé sans surveillant et ont pu se filmer en train de composer avec leurs portables !
Et il n’aura fallu que quelques jours pour que la majeure partie des sujets avec leurs corrigés soient disponibles en ligne ! C’est bien d’épreuves du bac dont nous parlons ici, bac auquel J.-M. Blanquer prétend redonner de la valeur ! Une carte recensant toutes les irrégularités ayant eu lieu durant les E3C a été mise en place3. Mais comme le répète à l’envi notre ministre : «  tout se passe normalement  » !
Sauf que… dans d’innombrables établissements, les E3C ont été repoussées suite notamment à des mobilisations de lycéen·ne·s. Tellement repoussées parfois qu’elles ont été… purement et simplement annulées ! Ainsi au lycée Turgot, dans le 3e arrondissement de Paris, le proviseur a jeté l’éponge : «  Ces épreuves du deuxième trimestre sont donc annulées pour cette année  », a-t-il annoncé par mail aux parents d’élèves. Qu’on se rassure donc : on peut très bien vivre sans les E3C !

Une répression inédite de la contestation
Compte tenu de toutes ces aberrations, la contestation était inévitable. Elle a eu lieu partout en France, sous des formes diverses. Blocages de lycées et refus de composer des lycéens dans de nombreux départements. Dans certains cas, la direction «  bienveillante  » a accepté un report des épreuves. Dans d’autres, les pressions, menaces et répressions ont été très fortes !
Lycée Valin de La Rochelle : zéro aux épreuves pour les élèves bloqueurs ou supposés tels par la direction qui les a traqués sur les réseaux sociaux ! Mais face aux menaces de plaintes au Tribunal administratif, le Ministère a annulé les zéros.
Lycée Touchard-Washington au Mans : c’est à coup de gaz lacrymogène que la police contraint certains élèves à passer les épreuves !
Lycée Montesquieu de Bordeaux : la direction organise un escape game surprise aux élèves de première qui sont enfermés dans le lycée (même les issues de secours sont cadenassées !) avec leurs surveillants (non-informés du projet de la direction) pour passer les trois épreuves à la suite ! Après des crises de paniques et un tollé général, ils sont libérés au bout de deux heures et les épreuves reportées !
Lycée Maurice Ravel de Paris : après un feu de poubelle, quatre élèves sont interpellés et placés en garde à vue avec prolongation au-delà de 24 heures, dans des conditions épouvantables (refus de papier toilette, humiliations diverses…)
Lycée Hélène Boucher de Paris : une centaine d’élèves refusent de passer les E3C et font un sit-in ; la proviseure appelle la police ; une dizaine de policiers armés, certains le visage encagoulé, se postent à l’extérieur et à l’intérieur du lycée.
Les E3C diminuent le stress des élèves, on vous dit ! On pourrait malheureusement donner encore de nombreux exemples de ce genre.

L’Inspection Générale avec nous !
Le 27 février dernier, l’IGÉSR (Inspection Générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche, qui regroupe tous les Inspecteurs Généraux des différentes disciplines), pourtant placée sous l’autorité de J.-M. Blanquer, a rendu publique une note qui, fait rarissime, critique sans ménagement une disposition de son ministre : avec les E3C, qui sont «  d’une complexité excessive pour les parents  », et qui exigent «  un surcoût énorme pour un rendement faible  » en terme d’organisation, on a comme conséquence «  des élèves constamment sous la pression de l’évaluation  ». Les IG reprochent par conséquent aux E3C de nuire à «  la formation  », c’est-à-dire à l’enseignement, en donnant trop de place à la «  certification  », c’est-à-dire les évaluations. Ils rejoignent également les critiques de la plupart des organisations syndicales à propos de la spécialité mathématiques (d’un niveau trop élevé) et le risque de disparition dans de nombreux lycées des options artistiques ou latin-grec par exemple.
Si même les Inspecteurs Généraux critiquent les E3C, qui reste-t-il pour les défendre ?

Non aux E3C et à la casse du bac !
Organisons-nous donc dans les lycées et à l’échelle intersyndicale, localement et nationalement, pour empêcher la mascarade que constituent les E3C ! Nous refusons le faux dilemme dans lequel J.-M. Blanquer veut nous enfermer. L’alternative n’est pas : soit on ne touche à rien, et on est taxé d’immobiliste ou de réac, soit on «  modernise  » le bac comme le fait Blanquer.
SUD éducation revendique une école «  polytechnique  », dans laquelle les élèves apprendront à développer leurs facultés manuelles et intellectuelles ; une école dans laquelle les évaluations ne seront plus le moyen de réaliser le tri social dont la société capitaliste a besoin, mais simplement l’occasion de s’assurer que les élèves savent (faire) ce qu’ils doivent savoir (faire). C’est pourquoi nous voulons toujours «  une autre école, une autre société !  » 


1Il ne s’agit pas en réalité de «  contrôle continu  », mais de «  contrôle en cours de formation  ». Le «  contrôle continu  » désigne plutôt les notes données tout au long de l’année par les professeurs. Mais avec Blanquer, on n’est plus à une approximation près.
2Sur ces questions, lire par exemple le livre du sociologue Camille Peugny, Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale. Seuil (2013).
3https://www.google.com/maps/d/u/0/viewer?mid=1-uKdy8OU-ShKXaieLbMxwcbFI0WosqiP&ll=47.37453718206368 %2C19.926899450000064&z=3